La tenue de la milice du Kentucky n'avait guère changé depuis la guerre d'indépendance de la Confédération. A vrai dire, les milices des différents Etats souverains de la Confédération avaient toutes conservé de semblables tenues, le gris dans lequel les grands-pères avaient battu les Yankees.
Le gris, moqué dans l'armée régulière en Kaki (butternut, comme il est d'usage de dire au sein de la Confédération), était la couleur des soldats du dimanche, de ceux qui jouaient aux grandes manœuvres une fois par mois.
La morgue des réguliers a disparu au moment où les milices sont entrées sur le champs de bataille, oh oui, bon Dieu, pensa Alexander Dover, les kakis avaient fini de se moquer! Sur le front de Roanake, déjà, ses homologues de Virginie ont montré ce qu'ils savent faire. Tout comme ici, au Kentucky, où sa brigade "Sidney Johnson", tout comme "Stars and Bars" et "Heroes of Louisville", autres unités de volontaires de l'Etat. A l'extrême droite de la ligne confédérée, et longtemps principal obstacle à l'invasion de l'Union depuis Ashland, sa brigade en a pris des coups. Mais elle en a donné aussi, et les réguliers ont depuis cessé de se moquer.
Certes, l'armement est hétéroclite, et certains hommes sont équipés de tredegar à un coup à chargement par la culasse datant de la Seconde guerre du Mexique. Certes l'habillement est hétéroclite lui aussi, mais dans les tranchées le gris est vite passé au brun, et le plus apprêté des soldats a vite perdu de sa superbe. A moins qu'il ne soit mort depuis longtemps... Volontaires ou non, les idiots, les flambeurs et autres inconscients sont tombés depuis un moment. Dommage, pensa Alexander cyniquement. Ce genre de soldats sont des dangers pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs camarades.
Au moins, Alexander allait monter à l'assaut avec des hommes en qui il avait pleinement confiance... sans oublier les kakis un peu plus à l'Ouest. Toujours appréciable de les avoir dans le coin, malgré tout. Le bombardement d'artillerie s'arrêta soudainement... Le lieutenant, un bibliothécaire de 48 ans de Lexington, utilisa son sifflet et lança l'ordre tant redouté: "OVER THE TOP"! Avec un
rebel yell, chacun faisant de son mieux pour cacher et apaiser sa terreur, les hommes en gris s'élancèrent, certains s'effondrant immédiatement fauchés par le tir yankee. Le front n'est pas encore ce qu'il semble être dans le Maryland... mais chaque jour les deux camps s'enterrent un peu plus.
Alexander Dover, luttant contre la panique -quel homme sensé peut vouloir sortir de la tranchée pour se jetter dans cet enfer, cet orage d'acier?- tenta de se rappeller pourquoi il faisait ça, sa quincaillerie à Ashland -du moins ce qu'il doit en rester après l'invasion Yankee-, sa femme, sa fille -dont le mari porte sans doute à l'heure qu'il est lui aussi l'uniforme-, ses fils, pas mieux lotis que lui sans doute... Contre toute logique, à sa surprise même, comme à chaque fois, il continua en avant. Peut-être que cette fois-çi aussi il s'en sortira.